Maria Nikolaievna Apraxina :
l’église où nous allons nous aide à conserver l’esprit russe et la foi en Dieu .

Tous ceux qui fréquentent l’église-mémorial de Saint-Job le grand souffrant à Bruxelles rencontrent au comptoir des cierges Maria Nikolaievna Apraxina qui est membre de la paroisse depuis le jour de la première liturgie célébrée dans l’église-mémorial, et l’une des plus actives. Elle conserve également les archives très riches de la construction et de l’histoire de l’église-mémorial de Bruxelles.
 
Bienveillante, intellectuelle, raffinée, sens de l’humour toujours en éveil, une pensée sobre, une mémoire admirable, qui conserve les événements précieux de l’histoire de l’orthodoxie russe à l’étranger, tout cela suscite l’enthousiasme et un intérêt vivant pour la personnalité de Maria Nikolaievna Apraxina, fille de représentants de la première vague de l’émigration, la comtesse Barbara Vladimirovna Moussine-Pouchkine, l’aristocrate Nicolas Mikhaïlovitch Kotliarevsky, bras droit du baron Wrangel. Il faut mentionner que le père de Maria Nikolaievna fut à l’origine de l’initiative destinée à honorer la mémoire du tsar-martyr Nicolas II, de la famille impériale et des martyrs auxquels est consacrée l’église-mémorial. Il a pris une part très active à la formation et au travail du comité pour la construction de l’église de Bruxelles.
 
Maria Nikolaievna, qui a eu cette année 81 ans, est née dans une famille où les trois enfants étaient élevés dans l’esprit russe, ce qui a initié une belle tradition familiale. Maintenant, Maria Nikolaievna a déjà neuf petits-enfants, et on peut dire sans crainte de se tromper que la tradition d’élever les enfants dans l’esprit de la foi orthodoxe et de la culture russe est profondément ancrée dans cette famille.

Je suis née ici, à Uccle. Donc, pour les papiers, je suis une vraie Belge. Pourtant, je n’ai reçu la nationalité belge qu’à l’âge de 18 ans. Mes parents étaient arrivés de Belgrade en Belgique en 1926, avec la famille du général Wrangel, le commandant en chef de l’armée russe, parce que mon père a été le secrétaire du général jusqu’à sa mort en 1928. Nous nous sommes établis ici, près de l’église qui n’existait pas encore. Ensuite mon [2e] frère est né, ensuite moi. Et j’ai décidé de demander la nationalité belge uniquement pour avoir droit à une bourse d’études et poursuivre ma formation à la faculté de sciences commerciales et financières de l’Université de Bruxelles. Mes parents avaient un passeport Nansen [un passeport de réfugié, délivré à partir des années 1920 par la Société des Nations à Genève.]

Les parents de Maria Nikolaievna n’ont pas reçu la nationalité belge, qui à l’époque coûtait une fortune. Ses deux aînés, qui sont nés au Congo belge, ne l’ont pas reçue non plus parce que le mari de Maria Nikolaievna, Vladimir Apraxine, fils du comte Piotr Nikolaiévitch Apraxine, n’était pas lui-même de nationalité belge.

Et comment êtes-vous arrivée au Congo ?
Mon mari y était ingénieur. Nous nous sommes mariés ici à l’église, après quoi nous sommes partis en Afrique, à l’époque c’était le Congo belge, la province du Katanga. Mes quatre enfants « africains » y sont nés. Nous avons vécu dans le sud du Congo un peu plus de 13 ans. Mon mari y extrayait du cuivre et de la malachite. J’ai conservé beaucoup d’objets en malachite, que nous avons rapportés d’Afrique.

Vous êtes Belge parce que vous êtes née en Belgique dites-vous. Et sentimentalement ?
En fait, je me sens russe. À la maison, nous avons toujours parlé russe, avec ma grand-mère, avec mes parents. Je me souviens qu’avec mes frères je parlais français en rentrant de l’école, mais ma mère nous arrêtait net en disant : « Les enfants, parlez russe entre vous ! » Plus tard, mon père m’a dicté des lettres qu’il envoyait au métropolite ou à d’autres personnes. Il vérifiait mon orthographe et c’est ainsi qu’il m’a appris à écrire correctement. Et puis nous allions à l’école du dimanche où nous apprenions le russe, et une institutrice venait à la maison nous donner des leçons de russe. C’est pourquoi je me suis toujours sentie russe. À l’école, quand on me demandait de quelle nationalité j’étais, je répondais : « Je suis russe ».

Cette phrase est restée la carte de visite de Maria Nikolaievna ici à Bruxelles. Elle y exprime son appartenance à la culture russe, dont une partie inaliénable est la foi orthodoxe. Il y avait ici autrefois l’école du dimanche, rue de Livourne, où on enseignait le catéchisme, l’histoire, la géographie et la langue russe. A l’époque où les Apraxine la fréquentaient, les enfants russes n’étaient pas si nombreux : une centaine d’élèves assidus, des jeunes de l’émigration « blanche » [antibolchévique]. Mais bientôt les difficultés ont commencé dans la vie de l’Église. En 1927 en Belgique, il y a eu un schisme ecclésial entre les trois paroisses [russes] existant à l’époque.

C’est pour cela qu’est apparue la nécessité de créer une nouvelle église ?
Non, cette église a été bâtie uniquement en mémoire de la famille impériale et de toutes les victimes de la révolution.

À qui est venue l’idée de construire un tel monument ?
Je pense que l’idée est venue à mon père. Il a reçu la bénédiction du métropolite Antoine [Khrapovitsky] qui célébrait à Belgrade, et dans un premier temps, on a projeté de construire cette église à Belgrade. Mais le projet a été modifié parce qu’à l’époque, [le primat de Belgique,] le cardinal Mercier, qui avait de la sympathie pour les réfugiés russes, a créé des bourses d’études pour eux, et tous ceux qui se sont trouvés ici ont fait des études universitaires. Les enfants de Wrangel ont été ici en pension, à l’école, c’est pour cela que le général et sa femme sont arrivés ici. Et comme mon père était son secrétaire, il est venu à Bruxelles en même temps que lui. Plus tard, les paroissiens de l’église de la Résurrection du Christ (où nous allions quand nous étions enfants) ont mis sur pied un comité de construction. Il a inauguré ses activités en 1930 et il a acheté le terrain pour construire l’église.

Avec quel argent ?
On a organisé des collectes de fonds dans toute l’émigration, même de Chine et du Japon, de toute l’Europe et l’Amérique, tout le monde a donné, parce que c’était en mémoire du Tsar et de la famille impériale.

Est-ce vrai qu’il y a à l’église des restes du souverain ?
Non pas des restes, mais de la terre imprégnée du sang de la famille impériale, et pour le reste, nous ne savons rien.

Ainsi donc les fonds ont été rassemblés…
Vous savez, je conserve les papiers du comité de construction de 1930 à 1945. Je me souviens que dans mon enfance, mon père tapait à la machine chaque soir des procès-verbaux de réunions, mettait en ordre tous les comptes. J’ai trois livres de ces mêmes procès-verbaux. On a commencé à bâtir l’église et parfois il ne restait plus un sou en caisse.

Et le chantier était arrêté ?
Non, parce qu’il était dirigé par Emmanuel Nikolaiévitch Fricero, l’un des membres du comité de construction. Son grand-père était officier de marine en Russie, mais lui-même était originaire de Nice. Comme il était entrepreneur et avait assez de ressources, il supportait tous les frais de construction.
 
La collecte de fonds pour la construction a duré environ 14 ans, de 1936 à 1950. Ce fut effectivement difficile. On peut s’en convaincre aisément en regardant le livre sur l’église-mémorial de Bruxelles dont la documentation a été fournie par Maria Nikolaievna Apraxina. En le feuilletant, mon regard s’est arrêté sur la lettre touchante d’un vieil aristocrate, appauvri dans l’émigration, le prince D.D. Obolensky, de Nice, 86 ans. Il avait commandé une plaque de marbre en mémoire de son petit-fils, le prince A.S. Obolensky et d’autres officiers tués par les bolchéviques en même temps que lui à Mélitopol. Dans sa lettre au comité, il s’engageait à payer chaque mois une toute petite somme, tant que le Seigneur ne l’aurait pas rappelé à Lui. Et le prince, économisant sur tout, envoyait chaque mois la petite somme promise. Ensuite c’est son fils qui a pris le relai.

Les archives de Maria Nikolaievna comportent beaucoup de lettres semblables, et toutes sont empreintes d’un immense amour pour Dieu, d’une grande peine pour leurs proches morts prématurément par la faute des bolchéviques et d’une générosité incroyable. C’est grâce à ces gens et de nombreux autres dans le même esprit qu’aujourd’hui nous pouvons non seulement venir prier à l’église Saint-Job, mais nous extasier sur ce merveilleux monument d’architecture, créé dans les meilleures traditions de l‘architecture russe.

Vous savez, en 1938 l’église était déjà construite. Mais à l’intérieur il n’y avait rien, tout est venu progressivement. En 1950, quand le métropolite Anastase est venu consacrer l’église, il y avait déjà les plaques commémoratives, mais il n’y avait pas encore d’iconostase et d’icônes. Et quand, en 1952, saint Jean de Shanghaï a été nommé évêque (il a été 12 ans notre évêque), il a commandé des icônes pour l’église à mère Flavienne, du monastère de Lesna [à Provemont dans l’Eure] en France. L’iconostase a été peint par la princesse Lvov.

Qui fut le premier prêtre de l’église ?
C’était le père Vassili Vinogradov. En fait il n’y a pas célébré, il était le président du comité de construction. En Russie, le père Vassili était l’aumônier du Corps des Cadets. Ensuite, il a été auprès du général Wrangel et est venu à Bruxelles en 1927 quand s’est produit le schisme des églises. En 1932 il est tombé à l’arrêt du tram. Une crise cardiaque. Il en est mort. Son successeur, le père Alexandre Chabacheff, un protopresbytre, est venu d’Australie. C’était un aumônier militaire. Il portait une croix sur le ruban de Saint-Georges. C’était un prêtre remarquable. Ce furent les deux premiers prêtres. Ensuite, bien sûr, il y en a eu d’autres.

C’est ainsi que Maria Nikolaievna se plonge avec plaisir dans ses souvenirs du passé, mais la vie d’aujourd’hui ne la laisse pas indifférente. Elle participe activement à la vie de la paroisse et à celle de sa nombreuse famille, elle continue de voyager dans la patrie de ses ancêtres où sa fille Élisabeth habite d’ailleurs depuis 20 ans.

Qu’avez-vous ressenti quand vous êtes allée en Russie pour la première fois ?
Je suis allée pour la première fois en Russie en Union Soviétique en 1976. Nous sommes revenus d’Afrique en 1970. Mon mari a continué à travailler à Bruxelles. Et une agence de voyages m’a proposé d’aller en URSS pour accompagner un groupe de touristes belges. Effrayée, j’ai commencé par refuser, mais mon mari m’a convaincu de partir. Il était lui-même né en Russie et en était parti à l’âge de 5 ans. Ensuite je suis allée une trentaine de fois là-bas pour accompagner des touristes. Pour ce qui est de mes premières impressions, elles ont été curieuses. Pour la première fois, j’entendais parler russe [partout] et c’était sidérant. Je me souviens que j’étais à Moscou le 1er novembre. Il neigeait. Nous logions à l’hôtel Rossia qui n’existe plus maintenant. De ma chambre, je voyais la rue Sainte-Barbe, toutes les coupoles des églises [fermées au culte] étaient illuminées. Je regardais tout cela et je sanglotais.

Avez-vous rencontré quelqu’un de votre famille, des connaissances de vos parents ou toute votre famille a-t-elle quitté la Russie ?
À l’époque nous avions peur de téléphoner d’une chambre d’hôtel. Mais heureusement, il y avait partout des cabines téléphoniques. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de lointains parents.
Mes proches ont soit quitté leur patrie ou été fusillés. Le frère de ma mère a trouvé la mort à Pérékop [en Crimée]. Il avait 18 ans. Et la grand-mère de mon mari a été fusillée à Yalta en décembre 1920. Elle avait 76 ans. On l’a traitée d’ennemie du peuple parce qu’elle était une proche de l’impératrice Maria Fiodorovna [veuve d’Alexandre III].
Peu avant cette tragédie, la grand-mère accompagnée de ses deux filles et de ses petits-enfants, était allée à Malte avec l’impératrice. De là, Maria Fiodorovna avait pris le chemin de l’Angleterre, mais grand-mère voulait croire que l’heure de la fin avait sonné pour les bolchéviques et elle avait décidé de rentrer dans son domaine à Yalta, qui plus tard est devenu le sanatorium Kirov. C’est là que l’attendait une fin tragique. À ce moment-là, six mille personnes ont été fusillées près de Yalta. On disait que le sang ruisselait jusqu’à la ville même. Dans toute la Crimée, deux cent mille personnes ont été tuées. Grand-mère était veuve. Par bonheur, le grand-père de mon mari était mort à temps. Combattant de la guerre russo-japonaise, il y avait été blessé. Il se nommait Baryatinsky. Il avait accompagné l’héritier du trône [le futur Nicolas II] dans son tour du monde.


Quelles ont été vos relations avec vos lointains parents ?
Comme si nous nous étions toujours connus.

Vos enfants maintiennent-ils des contacts avec la Russie ?
Oui, bien sûr. Nous allons à tour de rôle chez ma fille qui vit à Moscou et n’est pas près d’en partir, bien que la vie en Russie soit difficile. Mais elle a un très bel appartement près de l’église du Christ-Sauveur. C’est déjà la troisième génération, et même la quatrième, si l’on compte les parents de ma mère, qui sont partis de Russie avec nous.

Est-ce que vos neuf petits-enfants continuent la tradition de parler russe à la maison ?
Vous savez, malheureusement, cela ne marche pas pour le moment. Je le reproche à mes enfants, mais il n’y a rien à faire, ma fille est mariée avec un Belge et mes fils ont eux aussi épousé des Belges. C’est pour cela qu’à la maison tout le monde parle français. Mais notre famille est très unie, Dieu merci. Et la tradition de la foi orthodoxe se transmet de génération en génération. Tous mes enfants ont été mariés à l’église Saint-Job et j’espère que ce sera le cas également pour mes petits-enfants. Car l’église où nous allons nous aide à entretenir l’esprit russe et la foi en Dieu.
 

 

André Vladimirovitch Droutskoy-Sokolinsky :

Je suis trop faible de caractère pour pouvoir vivre en Russie .

On considère généralement que les émigrés russes ne sont pas particulièrement solidaires. Mais cela concerne plutôt l’émigration de la vague post-soviétique en Occident. Et on est bien obligés d’en convenir, surtout si on compare avec les autres diasporas, juive, chinoise ou même italienne. Toutefois, comme le démontre le héros de notre rubrique, descendant d’émigrés de la première vague, sans la solidarité des Russes qui s’étaient trouvés à l’étranger sans l’avoir voulu après la révolution, sans cette solidarité, à Bruxelles l’église-mémorial Saint-Job-le-Grand-Souffrant n’aurait pas été bâtie. Car ce n’est que grâce à un petit groupe très soudé de gens qui sont depuis des décennies en relations qu’est née la communauté ecclésiale dont le marguillier fut pendant de longues années notre interlocuteur, le prince André Vladimirovitch Droutskoy-Sokolinsky.
 
Avant de parler d’André Vladimirovitch qui a aujourd’hui 95 ans déjà, on ne peut passer sous silence la personnalité de son père qui fut témoin de l’effondrement de l’Empire russe à la révolution, qui connut personnellement le tsar Nicolas II ainsi que l’impératrice, et qui a décrit tout cela dans ses mémoires. Et très certainement, le rude destin de l’ancien gouverneur de la province de Minsk, le prince Vladimir Andréiévitch Droutskoy-Sokolinsky n’a pas manqué de se refléter sur la vie et le sort de son fils le prince André Vladimirovitch qui, avec ses parents, est passé par toutes les épreuves qui ont été le lot des réfugiés russes de la première vague de l’émigration. Ils ont tous vécu de profondes souffrances pour le sort de leur patrie, et s’étant eux-mêmes trouvés dans un milieu tout à fait étranger, parfois dans une misère noire, avec une nostalgie incurable et sans la possibilité de rentrer un jour au pays.
 
Pourriez-vous nous parler de l’histoire de votre famille ?
 
Mais certainement. Mon père est né à Saint-Pétersbourg en 1880 et est sorti diplômé en 1901 du Collège impérial de Droit, l’un des établissements d’enseignement privilégiés de l’époque. Si l’on en croit ses souvenirs, mon père n’a pas aimé la vie mondaine de Saint-Pétersbourg. Elle lui semblait assez vide et il est parti en province, a commencé sa carrière à Pétrokov[1] comme chef de la chancellerie du gouverneur. Soit dit en passant, l’arrière-petite-fille de ce gouverneur est une paroissienne de notre église : Anastasia Mikhaïlovna Artsimovitch (épouse du comte Bennigsen). Par la suite, il a été muté à Kostroma où il a vécu sept années heureuses. Tous ses souvenirs, il les a consignés dans deux livres, l’un : Au service de la patrie : les notes d’un gouverneur russe où mon père raconte sa vie de 1914 à 1918. Il a écrit ce livre avant l’autre parce qu’il considérait ces années comme les années tragiques de la vie politique russe et que cette époque pourrait présenter un intérêt pour les générations futures.

Qu’est-il arrivé ensuite ?
 
Après Kostroma, mon père a été nommé vice-gouverneur de Mohyliov. Et au début de 1916, il est devenu gouverneur de la province de Minsk, mais il n’a pas pu y exercer longtemps cette fonction : moins d’un an. À Minsk, le prince a eu le bonheur de rencontrer sa future épouse, ma mère, née Lydia Andréievna Chirkiévitch, qui était native de Minsk. Ils se sont mariés en juillet 1918. À ce moment-là, mon père avait été renvoyé de son poste de gouverneur, arrêté par la Tchéka, mais par miracle, il a été libéré.
 
Comment votre père a-t-il pu échapper à la prison et n’a-t-il pas été fusillé, car en fait, il avait refusé de collaborer avec le nouveau pouvoir ? D’ordinaire, des gens comme lui n’étaient pas épargnés.
 
Eh bien voilà : toute une équipe est venue arrêter mon père. Ils se sont mis à fouiller dans les papiers et les photos. Leur chef a pris une photo et a dit : « C’est le capitaine d’état-major Tomisitch ? » Ma mère a répondu « Oui ». « J’étais le palefrenier qui s’occupait des chevaux de feu votre mari. Quel officier remarquable c’était ! Je m’en souviens encore » La perquisition fut rondement menée : ils ont emmené mon père, mais ils l’ont libéré rapidement car ils ont remarqué que la dénonciation le concernant n’était qu’un tissu de mensonges. Mon père n’a pas tardé à rejoindre le sud de la Russie, l’administration du général Dénikine. C’est précisément alors que je suis né, à Ekatérinodar qui s’appelle maintenant Krasnodar. Finalement l’Armée Blanche n’a pas réussi à dénouer l’imbroglio de la situation politique et mon père a décidé qu’il fallait quitter la Russie. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés en Italie. En mai 1920, nous avons accosté à Venise. La cousine germaine de mon père vivait en Italie et elle a pris à sa charge tous les frais de notre séjour. C’est à Florence qu’a commencé notre vie d’émigrés. Nous ne connaissions pas la faim, mais il s’en fallait de peu. Par miracle, mon père a trouvé un travail dans une banque. Ma mère s’est mise à aider une tailleuse russe qui avait fondé une affaire plutôt prospère, son salon de modes. Mais la crise des années trente s’est fait sentir et nous avons décidé de partir pour Rome pour pouvoir mieux vivre. Ma mère a essayé d’ouvrir un petit magasin de mode. J’avais 15 ans à cette époque.
 
Quelle était la situation politique à cette époque en Italie ?
 
De nouveau nous sommes mal tombés. Mussolini avait conquis l’Éthiopie et des sanctions avaient été décrétées contre l’Italie. Il n’y avait plus de touristes et le magasin de ma mère a fait faillite. Finalement, pour nourrir sa famille, mon père a entrepris une activité artisanale : produire des puzzles. Il collait l’image sur une fine planchette, et ensuite il découpait le dessin à l’aide d’une scie à découper. À l’époque, je donnais des leçons de mathématiques. Cela a duré jusqu’à la mort de mon père en 1943. Les temps étaient durs, nous étions presque affamés.
 
Toutefois, malgré les difficultés, vous avez survécu et vous avez même obtenu un diplôme d’ingénieur électricien de l’Université de Rome. Quelle a été ensuite votre carrière ?

Après la guerre, j’ai dû assurer la subsistance de ma famille et heureusement j’ai trouvé un emploi bien rémunéré dans une organisation militaire américaine qui s’occupait d’observer et aider à rebâtir tout ce qui avait été détruit pendant la guerre, en particulier les centrales électriques. Et puis la situation a commencé à se rétablir ; en 1947 j’ai cherché quelque chose de plus sûr et je suis entré dans une firme italienne où j’ai travaillé jusque 1955. Le directeur de cette firme profitait de ma connaissance de l’anglais et me demandait de l’accompagner à tous les symposiums internationaux à Paris, où ensuite l’un des ingénieurs m’a proposé de venir travailler en Angleterre. Et de nouveau, en raison de ma bonne connaissance du français, et ensuite, du fait qu’il s’intéressait à un projet qui m’occupait à cette époque.
 
Que vous connaissiez le français dès votre enfance, cela se comprend vu vos origines nobles, d’autant plus que votre grand-mère, m’a-t-on dit, était à demi-française. Mais d’où vous venait votre connaissance de l’anglais ? Vous l’avez étudié à l’université ?
 
Mon père était un homme prévoyant. Il avait beau être fortement germanophile, il a compris que l’avenir n’était pas en Allemagne mais dans les pays anglo-saxons. Et à partir de l’âge de huit ans, j’ai eu pour préceptrice une vieille et forte anglaise, Miss Bull. Elle était charmante. Je me souviens encore d’elle. Tout le monde me taquinait en disant que je dansais avec elle autour de la table. Depuis ce temps-là, je parle anglais.
 
Que vous est-il arrivé ensuite ? Comment vous êtes-vous retrouvé à Bruxelles ?
 
Avant Bruxelles, j’ai vécu 5 ans en Angleterre, où j’ai rencontré une charmante jeune fille, ma future épouse qui partage ma vie depuis 56 ans. J’avais un très bon salaire, mais comme ma mère était restée en Italie et que je devais pourvoir à sa subsistance, j’ai cherché de nouveau quelque chose de plus intéressant, et un an plus tard, je suis venu m’établir avec mon épouse en Belgique. Mais dès que nous avons déménagé à Bruxelles, on m’a proposé de remplacer mon collègue à Bagdad où nous avons vécu ensuite trois ans. Après cela nous sommes revenus à Bruxelles et ma mère est venue nous rejoindre en 1963. Elle a vécu avec nous jusqu’à sa mort en 1972.
 
À en juger par l’immense piano à queue dans votre salon, votre épouse est musicienne ?
 
Quand j’ai fait sa connaissance, elle était en troisième année au conservatoire de Londres. Comme ma future femme était Anglaise, j’espérais qu’au petit-déjeuner, j’aurais des œufs sur le plat au bacon et que le soir elle jouerait des concerts. Mais ni l’une ni l’autre de ces hypothèses ne s’est vérifiée. Dès que les enfants sont nés, plus personne n’a touché ce piano.
 
Célia Georgievna, l’épouse d’André Vladimirovitch connait parfaitement quatre langues étrangères, mais surtout, elle parle excellemment le russe. Étant depuis longtemps l’épouse d’un Russe, elle a dû étudier non seulement la langue mais aussi la culture russe dont la foi orthodoxe est une part inaliénable. Elle doit sa connaissance du russe à sa belle-mère qui a vécu avec eux neuf ans. Et pour ce qui est de la foi, elle l’a embrassée non pas tout de suite après son mariage, mais il y a seulement vingt-cinq ans. André Vladimirovitch n’a pas du tout insisté pour qu’elle devienne orthodoxe : son épouse était anglicane. Mais avec le temps, Célia a compris le lien et sa proximité spirituelle avec l’Église orthodoxe, elle a été charmée par les rites et l’esprit même de l’Orthodoxie. Depuis bien des années, elle chante dans la chorale paroissiale. Les paroissiens de ce temps-là, eux aussi descendants de l’émigration « blanche », sont devenus des proches amis de la famille.
 
La foi orthodoxe vous a été inoculée dès l’enfance ou vous êtes devenu croyant à un âge déjà conscient ?
 
Mon père était très pieux. C’était le marguillier de l’église de Florence, une merveilleuse église, construite encore assez longtemps avant la révolution. J’ai naturellement grandi dans une famille profondément orthodoxe, et je n’ai jamais douté de ma foi. Quand je me suis trouvé à Bruxelles, il y avait ici un petit groupe de gens dont la majorité appartenait à une certaine classe. Quand j’allais à l’église, je connaissais tout le monde ou presque par cœur, personnellement. Même chose à Rome et à Florence. Nous tous les émigrés, nous nous rencontrions et nous nous parlions grâce à l’église. À Rome en ce temps-là, il y avait une colonie russe, avec un club russe et une bibliothèque russe. Nous avions des controverses, répandions des potins, nous nous vexions et malgré tout, nous cherchions à maintenir la cohésion entre nous tous. Quand je suis arrivé à l’église ici, j’ai été accueilli comme l’un des leurs. C’était en 1963. La communauté existait déjà. Le recteur de l’église était Jean de Shanghaï, qui ensuite a été canonisé. Je l’ai encore vu pour quelques mois. On pourrait difficilement l’oublier. Il marchait nu-pieds dans des sandales et ses longs cheveux flottaient sur ses épaules. C’était un saint homme.
 
Et comment avez-vous été accueilli dans l’église ?
 
La première fois que j’y suis venu, j’ai vu un homme au visage sévère, grand et fort comme un preux russe, qui avait passé toute sa vie professionnelle en Afrique. C’était le prince Vsévolod Mikhaïlovitch Obolensky. Il m’a tendu la main et m’a dit en souriant : « Je me présente : Obolensky. Apparemment vous n’habitez pas loin de chez moi ? J’espère que nous nous rencontrerons souvent. » Ensuite nous avons fait connaissance avec les Apraxine, les Nabokoff et d’autres. La vie était très limitée à cette compagnie, même si nous avions des contacts avec les Belges, mais nous étions unis par la langue, par des opinions politiques de même nature plus, évidemment, la foi et la culture russes.
 
Que mettriez-vous dans le concept de culture russe et comment cette culture a-t-elle influencé votre vie ? Car enfin vous n’avez jamais vécu en Russie.
 
Effectivement, je n’ai jamais vécu en Russie, mais j’ai pourtant vécu dans la culture russe et ma vie s’est déroulée dans la culture russe. Mon père lisait merveilleusement bien. Presque chaque jour, il nous faisait la lecture. Avec du sentiment, et l’intelligence du texte. Je connais par cœur certains textes, de Gogol, par exemple. C’était cela pour moi la culture russe, qui continue de vivre en moi. La littérature russe contemporaine, je ne la comprends pas. J’ai essayé de lire certains auteurs russes, Axionov, par exemple, mais cela ne m’a pas plu. Je m’en fais le reproche. Car enfin, on ne peut pas s’arrêter à Tolstoï : le temps avance et la littérature se développe en même temps que la société. Mais c’est partout le propre de la vieillesse de n’accepter rien de nouveau.
 
Quand êtes-vous allé en Russie pour la première fois et quelles ont été vos impressions ?
 
C’était en 1978 : avant cela je n’avais qu’un passeport Nansen de réfugié. Mais dès que j’ai eu un passeport belge, la première chose que j’ai faite était de me rendre au pays de mes ancêtres. Ce fut un grand choc de me trouver pour la première fois dans un pays où tout le monde parlait russe. Dès le passage de la douane à l’aéroport, un premier incident. Quand j’ai passé le contrôle des passeports, j’avais à l’épaule un sac contenant un journal belge et une revue anglaise, le « Тime international magazine». On m’a permis de conserver le journal, mais pas la revue, qui a intéressé le KGB et on me l’a confisquée, à cause d’un article sur l’Union soviétique. Le KGB se posait beaucoup de questions. Car nous, les descendants de l’aristocratie, étions considérés comme des ennemis et des traîtres. Grâces à Dieu, il n’y a pas eu de suite, on m’a simplement interrogé et fait signer un procès-verbal, puis on m’a aussitôt relâché. J’ai eu très peur, j’ai pensé que j’allais me retrouver quelque part en Sibérie. Cela a mis un bémol à l’euphorie que j’éprouvais à entendre partout parler russe. J’étais choqué de voir la vie organisée ainsi.
 
Avez-vous vu en Russie ce que vous vouliez y voir ?
Non.
Vous ne deviniez pas comment vivaient les gens en Union soviétique ? Pouviez-vous avoir des informations fiables sur la vie en Russie ?
 
Il y avait de l’information négative, parce que dans notre milieu, nous connaissions l’existence des répressions politiques et à cette époque elles étaient nombreuses. Mais une chose est de savoir et une autre de voir. J’étais de toute façon attiré par la Russie, le peuple lui-même m’était proche, malgré la grossièreté dans les relations entre les gens qui régnait dans la Russie de ce temps-là. Nous sommes probablement habitués à une politesse superficielle et un sens des convenances, pas toujours sincère, mais il me semble que c’est mieux que la muflerie non dissimulée que l’on sentait si fort en Union soviétique, dans les magasins et partout. Pourtant j’ai rencontré beaucoup de réactions sympathiques. Par exemple, tout le monde nous a dit que si nous avions des difficultés pour nous déplacer, il suffisait d’arrêter une voiture et que les gens comprendraient tout de suite que vous étiez étranger. Alors ils vous conduiraient n’importe où. Il est vrai que pour ce service, ils recevaient de nous un paquet de cigarettes américaines, mais je ne pense pas qu’ils comptaient là-dessus.
 
Vous avez eu l’occasion de vous entretenir personnellement avec des Russes, de parler à cœur ouvert avec quelqu’un ? Car à cette époque, les groupes d’étrangers qui arrivaient en Union soviétique étaient sous la surveillance du KGB et la conduite des étrangers était sévèrement contrôlée.
 
Oui, un jour nous avons eu une aventure assez intéressante : nous avons été reconduits par un « camarade » qui a refusé le paquet de cigarettes et nous a proposé de venir chez lui simplement pour parler. Il nous a laissé son adresse et nous sommes allés chez lui le lendemain, ma femme et moi. Maintenant j’aurais peut-être des craintes, mais en ce temps-là j’étais assez naïf, malgré la disparition de tant de gens. Dans bien des pays, des Russes disparaissaient, surtout ceux qui étaient de la catégorie des « réfugiés ». Eh bien, cet homme-là habitait un logement assez confortable, ce qui m’a mis en alerte. Car peu de gens jouissaient d’un logement pareil en Union soviétique. Je lui ai raconté mon histoire, parlé de la vie en Belgique. Je ne sais plus maintenant quelle était la profession de cet homme, qui occupait probablement un poste à responsabilités. De lui-même il m’a dit : « Vous savez, je ne pourrai plus vivre longtemps dans ce pays, parce que nous vivons tous dans le mensonge. Je ne veux pas que mes enfants soient élevés là où règne le mensonge. » Je lui ai dit prudemment que chez nous tout n’était pas si net. En tout état de cause, notre entretien s’est terminé paisiblement et trois ans plus tard j’ai reçu de lui une carte postale d’Amérique.
 
Vous vous sentez Russe bien que vous n’ayez jamais vécu en Russie, que votre femme soit Anglaise et que vous ayez travaillé dans beaucoup de pays d’Europe ?
 
Oui, je me considère comme Russe.
 
Mais vous vous considérez comme Européen également ?
 
Bien sûr ! Mais sur le plan culturel, je serai toujours pour la Russie. Je comprends, bien évidemment, que Poutine est loin d’être Cameron, et sur beaucoup de points je n’approuve pas sa politique, mais il est mieux que Staline. Certains disent que non, qu’il est même pire, mais je ne suis pas d’accord. Le système politique là-bas est loin d’être idéal, mais la Russie a son propre destin, sa propre façon d’être et on ne peut pas porter un jugement global : « On ne peut que croire en la Russie » [Citation du poète Tiouttchev—NdT.]. Car Poutine a beau avoir été du KGB, il est intelligent. La Russie n’est pas encore mûre pour une démocratie de style britannique. On ne peut pas attendre qu’après Gorbatchov, il y ait tout de suite un parlement en Russie, comme en Angleterre, une presse libre, etc. La Russie, c’est un poids lourd, où tout se fait lentement. C’est aussi dans le caractère russe. Il n’y a pas de quoi se presser. On a le temps…
 
Vous avez aussi ce caractère-là ?
Hélas, oui.
 
Personnellement, avez-vous jamais eu envie de retourner en Russie avec votre expérience et d’une manière ou d’une autre, d’aider à rehausser le niveau spirituel du pays, d’aider par vos connaissances sur le plan professionnel ?
 
Il m’a toujours semblé, ce qui était particulièrement justifié avant la péréstroïka, que je n’aurais tout simplement pas pu supporter le niveau de vie, la grossièreté environnante, la dureté dans les relations. Je dois avouer que j’ai manqué de courage. Ce que j’aurais pu faire et l’aide que j’aurais pu apporter, c’est bien plus important que mes craintes personnelles ou que les vexations à supporter de la part de mufles au restaurant, dans le bus ou au magasin. On se serait fâchés, un point c’est tout, sans conséquences. En ce sens, je suis trop faible de caractère. J’attache beaucoup d’importance à mon cadre de vie, au niveau de culture qui se manifeste dans les petites choses du quotidien. Bien qu’en Russie il se fasse tant de découvertes en sciences, dans les techniques et les domaines de la culture. Voyez : tellement de musiciens célèbres dans le monde sont russes, tant les interprètes que les compositeurs.
 
En fait vous avez trouvé la Russie à l’étranger, votre Russie, et c’est directement lié à la foi, à l’église. Vous avez été pendant très longtemps le marguillier de l’église de Saint-Job-le-Grand-Souffrant à Bruxelles. Dites-nous : y a-t-il une différence entre les paroissiens et la vie culturelle dans le cadre de l’église, à cette époque-là et aujourd’hui ?
 
La vie de l’église a beaucoup changé, il y a relativement peu de temps, je veux dire depuis une vingtaine d'années. Nous avons eu une période difficile avec le recteur. À l’époque il s’agissait de la fusion de l’église Hors-frontières avec le patriarcat de Moscou. Nombreux étaient les opposants, y compris le recteur. Mais un groupe de paroissiens de notre église étaient « pour » car ils comprenaient, historiquement, que cette fusion était indispensable. Bien sûr, on ne peut comparer les petites paroisses en Europe avec 50 millions d’Orthodoxes en Russie. Mais nous avons consenti à cette fusion qui s’est produite sur décision du synode des évêques de l’Église russe hors-frontières. Dieu merci, ensuite le calme est revenu.
 
Qu’est-il advenu ensuite du prêtre ?
 
Il a été réduit à l’état laïc. Tous ces événements se sont passés dans les années 2000. Avant cela, l’organisation de la paroisse était familiale. Mais après que cette affaire ait été portée devant les tribunaux belges, il nous a fallu immédiatement mettre l’organisation de l’église en conformité avec la législation belge. Depuis lors, c’est Dimitri Alexéiévitch de Heering qui s’occupe brillamment de cela. Tout se fait selon les règlements, selon la loi, toutes les réunions ont lieu quand il le faut, fréquemment. Quand j’étais marguillier, nous n’avions pas plus de deux ou trois réunions par an. Cela m’arrangeait très bien. À vrai dire, Maria Nikolaievna Apraxine et d’autres m’aidaient beaucoup. Mon mandat de marguillier s’est passé très facilement. J’ai moi-même demandé à en être déchargé à cause des infirmités de la vieillesse, parce que je suis presque aveugle et que j’entends mal.
 
Comment a changé l’atmosphère de l’église après cette rupture ?
 
Elle a changé. Par exemple, je ne connais personne à l’église. Et je suis enthousiaste quand je vois beaucoup de monde aux offices. Il y a maintenant autant de monde le dimanche qu’il n’y en avait jadis à Pâques. Autrefois nous connaissions tout le monde. Il y avait une famille de sept enfants, les Nabokoff. Je me souviens que le recteur, un homme brillant, le père Dimitri Hvostoff, disait : si les Nabokoff sont présents, l’église est pleine.
 
Qui des prêtres vous était le plus proche ? De qui vous souvenez-vous le mieux ?
 
Précisément du père Dimitri Hvostoff. C’était un homme exceptionnel, profondément spirituel, mais dans le siècle aussi. Certains se souviennent encore de ses plaisanteries salées.
 
Parlez-nous de votre famille. Vos enfants sont orthodoxes ?
 
Nos trois enfants, deux garçons et une fille, sont mariés et nous avons 9 petits-enfants. Tous sont baptisés orthodoxes.
 
Gardez-vous des traditions familiales russes ? Dans le livre de votre père Au service de la patrie, il décrit superbement comment on fêtait Pâques, quelle grande fête c’était pour toute la famille, avec quelle piété on l’attendait ; il se rappelle les traditions qui se répétaient d’année en année, les rituels coutumiers et même certaines expressions du prince Vladimir Andréiévitch, qu’il prononçait avec une constance enviable. Y a-t-il quelque chose d’analogue dans votre famille ?
 
Bien sûr, pour la semaine sainte nous observons plus ou moins l’ordre décrit par mon père de manière si touchante. Et nous terminons par un repas solennel après la fin du carême. La Noël se passe selon la tradition anglaise.
 
Que souhaiteriez-vous aujourd’hui aux jeunes paroissiens de notre église ?
 
Les jeunes qui la fréquentent aujourd’hui sont bien plus russes que moi. Mais je leur souhaiterais tout de même de ne pas oublier la culture et la littérature russes. Et malgré tout ce qu’on dit aujourd’hui à propos de la Russie, de croire dans ce grand pays. J’espère que mes enfants et petits-enfants seront encore fiers d’avoir du sang russe. Comme chrétien, j’espère que l’orthodoxie russe sortira de l’ornière dans laquelle elle est enfoncée, qu’elle s’ouvrira davantage et tolèrera mieux l’évolution de la culture mondiale.

 
Interview : Tatiana Andrievskaya.

Dmitri A. Goering : "J'aime la Russie, mais peut-être pas cette Russie-là ...".

 
Lorsqu’on vient le dimanche à la liturgie à l’église Saint-Job de Bruxelles, on ne peut pas manquer de remarquer du regard un paroissien à la haute stature, aux cheveux gris qui, à la suite du prêtre, prononce son homélie en français. On s’étonne de la quantité de phrases longues et compliquées de l’homélie qu’il arrive à retenir et à traduire mot pour mot à l’usage des paroissiens francophones de l’église. Ce géant charismatique, Dimitri Alexéiévitch de Heering, vient d’une famille aristocratique de la première vague de l’émigration russe, c’est le héros de cette nouvelle interview pour notre rubrique du même nom. Mon choix n’est pas tombé par hasard sur cet homme. Car Dimitri Alexéiévitch, suivant une tradition familiale, est non seulement l’un des paroissiens les plus actifs, mais un savant et un théologien, il a pu effacer toutes les contradictions entre la science et la religion, au moins pour lui-même.
 
Dimitri Alexéiévitch, racontez-nous s’il vous plaît comment vous vous êtes trouvé en Belgique ?

Je suis né en Belgique, et mes parents y sont arrivés à différents moments. Mon père s’est trouvé ici dans les années 1920. Il a commencé par vivre avec sa mère en Allemagne, puis il est venu en Belgique parce que le Cardinal Mercier, archevêque de Malines, donnait des bourses d’études aux jeunes Russes. C’est ainsi que mon père a eu la possibilité de faire ses études à l’Université de Louvain. Ma mère a quitté la Russie étant tout enfant. Sa famille vivait à Nice, et par la suite, vers 1938, maman est arrivée à Bruxelles où elle a fait la connaissance de mon père.

Un peu d’histoire de votre famille. Qui étaient vos ancêtres ?

Du côté maternel, ce sont les Chinchine, des nobles du gouvernement d’Orel. L’un des membres de cette famille était le poète Fet [Foeth], qui a voulu toute sa vie prendre le nom de famille de Chinchine, mais c’était impossible pour tout un tas de raisons à cette époque. Léon Tolstoï, avec lequel la famille était très liée, a dit à Fet un jour que s’il était Chinchine, il aurait un nom de famille, alors que sans cela il avait un prénom. Mes ancêtres paternels sont venus de Saxe, et ils étaient tous militaires et vivaient dans le gouvernement de Saint-Pétersbourg. Mon arrière-grand-père et mon grand-père étaient généraux.
Mon grand-père Chinchine fut tué en 1916, pendant la guerre, et mon grand-père Heering a quitté la Russie après la révolution.

Avez-vous gardé des renseignements sur la façon dont ils sont partis et comment cela s’est passé ?

Ma famille maternelle est partie de Russie sur le fameux « bateau des philosophes », sur lequel, dans les années 1920, sont partis des membres de l’intelligentsia, tels que Berdiaev, Boulgakov et bien d’autres. Ils sont d’abord arrivés en Allemagne, ensuite à Nice. Du côté paternel, ses parents ont divorcé, après quoi ma grand-mère est partie en Europe par la Finlande, et mon grand-père est parti ensuite en Allemagne. À ce moment, il était assez simple de partir en Russie ; dans les années 1920, il n’y avait pas encore de rideau de fer, comme ensuite, dans les années 1930.

Comment ont-ils fait ensuite leur chemin dans la vie ?

Mon papa est sorti diplômé de la faculté d’agronomie et a été envoyé aux Indes néerlandaises, en Indonésie, mais sa santé ne lui a pas permis de rester longtemps dans les pays tropicaux. En Belgique mon père a dû travailler hors de sa spécialité, ce qui était source de difficultés financières. Mais malgré tout, il nous a donné, à mon frère Philippe et à moi, la possibilité de faire des études supérieures.
Le frère de mon père est resté en Russie soviétique parce qu’il n’a pas eu la possibilité de partir quand il en était encore temps. L’oncle Dimitri a été arrêté en 1934, après l’assassinat de Kirov qui a été suivi d’une vague d’arrestations, surtout pour ceux qui travaillaient là où Kirov s’était rendu peu avant sa mort. C’était un prétexte suffisant pour mettre n’importe qui en prison. Il a été libéré en 1939, mais réhabilité seulement à titre posthume dans les années 1950. Mon père n’avait aucun contact avec son frère. Au début des années 1960, nous avons appris qu’il était mort et qu’il avait un fils, Alexis Dimitriévitch. C’est pour cela qu’étant encore étudiant, j’ai travaillé dans une agence de voyage pour aller en Russie et rencontrer ma famille là-bas. Mon cousin et moi avons encore des relations proches.

Quelles ont été vos impressions de Russie ?

Ce fut pour moi un choc d’arriver en Russie. La première impression fut très forte. Entendre les gens parler russe, c’était comme irréel. Voir le Kremlin et tout ce que j’avais vu sur des images des livres ! Toutefois ma perception de la Russie a changé avec les années. Nous n’avions aucune sympathie pour l’URSS, au contraire. Mais j’ai noué des liens d’amitié avec des parents et d’autres gens qui étaient proches du mouvement démocratique. J’ai eu la chance de rencontrer des gens excellents et très dignes. Ensuite j’ai fait la connaissance d’un cercle de gens en rapport avec mes intérêts professionnels, avec des savants atomistes. Le destin de la Russie m’intéressait beaucoup, m’émouvait, et depuis le temps où j’étais étudiant, j’ai toujours suivi les événements qui se produisaient en Russie, les changements, en observant la dynamique de développement.
 
Quelle est votre attitude envers la Russie ? Est-elle pour vous un pays abstrait ou bien sentez-vous des liens familiaux, génétiques avec elle ?

Le plus correct sera de retourner au XIXe siècle et de rappeler les paroles de Herzen qui était un occidentaliste mais avait des amis slavophiles et décrivait le lien des uns et des autres comme ceux d’un Janus bifrons dont les têtes sont tournées dans des sens diamétralement opposés, mais le cœur est un. Sur ce point je suis solidaire avec lui. Il disait : en tant qu’occidentaliste, je n’aime pas moins la Russie que vous les slavophiles ! Mon point de vue sur la Russie est plus proche des occidentalistes que des fieffés slavophiles. Autrement dit, j’aime la Russie, mais peut-être pas la même que vous.

Que pouvez-vous dire, vous Occidental avec une âme russe, sur la Russie d’aujourd’hui, sur le chemin qu’elle a choisi ?

25 ans ont déjà passé depuis l’effondrement de l’URSS et une génération a grandi. On voudrait que le sort de la Russie, la vie des Russes, l’environnement en Russie, que tout cela s’améliore. Je veux dire que ce pays qui renferme dans son sous-sol toute la table de Mendéléiev, du pétrole et du gaz, que dans un pays avec une histoire, une science, une culture, une tradition orthodoxe, on voudrait que les gens vivent mieux, que les choses qui nous semblent naturelles ici, par exemple la politique de santé, le logement, l’enseignement et la science, la liberté de parole dans les médias, que tout cela soit accessible pour les Russes après l’effondrement de l’Union soviétique et après ces 40 millions de morts sans compter la Deuxième guerre mondiale, que l’URSS a apporté avec son avènement. Comme porteur d’une âme russe, on voudrait que la situation dans ces domaines soit meilleure.

Vous pensez que c’est possible ?

Si c’est impossible en Russie, alors ce ne sera possible nulle part. Je considère qu’en Russie il y a tout pour pouvoir y arriver.

Vous connaissez bien l’histoire et la littérature. Vous comprenez qu’en Russie seuls des élus vivaient bien. Il n’y avait pas de société civile, de classe moyenne, et en fait il n’y en avait jamais eu et il n’y en a toujours pas… Avec les siècles, peu de choses changent, malgré les nouvelles technologies, les matières premières, etc. Comme vivent les gens ordinaires en Russie, c’est impensable. Est-ce que vous n’idéalisez pas le tableau de la Russie que vous avez devant les yeux ?

Tout d’abord, en Europe, les paysans étaient misérables, la faim régnait et il n’y avait pas de classe moyenne, il y avait un prolétariat. Pourquoi une évolution européenne est-elle impossible en Russie ? Et moi qui ai des racines russes, je n’aime pas l’image de la Russie qui existe maintenant en Occident. Mais on ne peut pas dire à 100% que cette image n’est pas correcte, on ne peut pas dire que c’est simplement de la propagande anti-russe.
 
Quand en Europe l’humeur est à la russophobie, comment vous sentez-vous ?

Cela me fait mal, mais je ne peux pas être d’accord avec ceux qui considèrent que si on est Russe on ne peut pas critiquer la Russie. Pour revenir à Herzen (je ne suis pas d’accord sur tout avec lui, mais c’était un penseur important du XIXe siècle), il aimait la Russie, il souffrait pour elle. J’éprouve les mêmes sentiments.

Vous pensez que la Russie pourrait emprunter le chemin de l’Europe occidentale. Ou bien est-il possible que la Russie ait « sa voie particulière » ? Car bien des historiens considèrent que les tataro-mongols ont fait reculer le développement du pays de 200 ou 300 ans. N’avez-vous pas l’impression que la Russie n’est tout simplement pas encore mûre pour une démocratie à l’occidentale ?

Je comprends ce que vous voulez dire. Ce point de vue sur la « voie particulière » n’est pas neuf, mais mon avis est un peu différent. Je considère la Russie comme une partie de l’Europe. Vous avez raison pour ce qui concerne la période tataro-mongole, de dire qu’elle a eu son influence sur les destinées de la Russie. Mais excusez-moi ! Quand était-ce ? Tout cela s’est terminé au XVIe siècle, sous Ivan le Terrible. On pourrait oublier cet épisode. En 500 ans, les choses doivent évoluer. C’est pourquoi je ne vois pas très bien cette « voie particulière » de la Russie. Qui plus est, lorsqu’on s’oriente ainsi, il me semble qu’on devrait être très prudent. Pourquoi ? Parce qu’une telle interprétation permet d’expliquer beaucoup de choses et d’en accepter énormément.
Je veux ajouter que je lie cette « voie particulière » avec la foi orthodoxe. Car cela saute aux yeux quand on voit comment se développe le catholicisme et combien l’orthodoxie est conservatrice et immuable. Cela différencie la pensée des Russes de la façon de percevoir les choses en Occident. La pensée engendre l’action et de l’action découle le chemin.
La question est sérieuse. Tout d’abord, comme quelqu’un qui connaît assez la théologie, je veux remarquer que le catholicisme et le protestantisme et l’orthodoxie sont la religion chrétienne. Ensuite, nous avons plus en commun que de différences. Et il ne faudrait pas identifier l’orthodoxie en général avec l’orthodoxie russe. N’oublions pas qu’en Europe il existe des pays orthodoxes. Prenons la Grèce, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie et une partie de la Pologne. Ici il faut réfléchir sur les particularités de l’orthodoxie russe. Cela manque peut-être d’intérêt pour vos lecteurs ?

Mais pourquoi ? Ce ne sont pas seulement les auditeurs, mais aussi les paroissiens. Je pense que de telles questions sont assez actuelles parce que beaucoup d’originaires de Russie qui vivent actuellement ici en Occident rentrent ensuite chez eux, mais pendant qu’ils sont ici, il sont tout le temps en train de faire des comparaisons dans leur tête, ils essayent de comprendre comment vous vivez, vous, les [descendants des] émigrés de la première vague, qui êtes déjà nés ici, comment vous percevez le monde, quelle est votre attitude à l’égard de la Russie et en plus de l’orthodoxie. C’est pourquoi il me semble extrêmement intéressant et important d’écouter votre point de vue.
 
Notre église est absolument unique. Ni en Occident ni en Russie il n’y a une autre église qui aurait été construite par les émigrés russes en souvenir des victimes russes de la révolution, en ce compris en l’honneur de la famille impériale. Et ici je suis entièrement d’accord avec le père Léonide (le prêtre de notre église), qui voit prier ensemble des fidèles russes, biélorusses, ukrainiens, polonais, géorgiens et des Belges. Cette église a été construite par des Russes, mais nous voyons que des orthodoxes de tous les pays y prient. C’est cela le rôle de l’orthodoxie qui unit au lieu de désunir, qui est ouverte sur l’Occident et ne fait pas de prosélytisme. Ce n’est pas en vain que, avec la bénédiction de notre archevêque, l’Évangile est lu en français et ce n’est pas en vain que la prédication se fait dans les deux langues ou est traduite dans la langue locale. J’en suis très content.
 
Quel est votre rôle dans l’église ? On vous remarque facilement, et votre voix résonne à côté de celle du prêtre. Vous traduisez l’homélie en simultanée et vous portez aux gens les paroles du prêtre. Que faites-vous encore pour l’église ? Pour autant que je sache, vos parents ont pris une part très active à la vie de la paroisse. Vous continuez dans cette optique ?
 
Pourquoi suis-je actif dans l’église ? Parce que parmi ceux qui ont été aux sources de ce projet, il y avait mon grand-père maternel, le deuxième mari de ma grand-mère. Dans le premier comité de construction, il y avait ma tante et aussi l’oncle de ma femme. Et quand, dans les années 1950, on a eu besoin d’un marguillier dans l’église, mon père l’est devenu. Je me situe dans cette ligne. Je suis actuellement le président du comité de construction, cette organisation sociale qui comporte 39 membres. C’est à eux que l’église appartient juridiquement. Entre 2010 et 2014, l’État belge et le comité de construction ont entièrement restauré l’église et ses abords.
 
Qui sont ces gens du comité de construction ?

Ce sont essentiellement des gens d’origine russe, des descendants de la première vague de l’émigration. Son règlement dit qu’il n’est pas obligatoire d’être orthodoxe. Mon grand-père, par exemple, était luthérien et cela montre notre largeur de vues. Il y a aussi des Belges, orthodoxes ou non orthodoxes, qui aiment cette église, tout simplement, et ils s’occupent de l’aspect matériel.
 
Pourquoi la Belgique finance-t-elle une église orthodoxe ?
 
Elle est protégée par l’État en tant que monument d’histoire et d’architecture, et nous avons reçu 80 % du financement pour la restauration de l’église et de ses abords. On ne peut pas oublier ce fait que l’Église orthodoxe est ici un culte reconnu par la Constitution ; l’État paye le salaire du prêtre et une partie des dépenses liées au culte.
 
Vous avez parlé de la succession des générations et vous avez dit qu’il fallait s’occuper de cette église. Est-ce que la jeune génération est intéressée à la conservation de l’église et des traditions orthodoxes ?

À l’heure actuelle, des personnes de deux générations s’en occupent. Je suis quelque part au milieu entre ces deux générations. Il y a des jeunes, par exemple ma fille. Mais on ne peut pas dire que cette génération soit très active. Beaucoup de membres de cette génération ne parlent plus le russe. Le danger existe que toutes ces traditions puissent se dissoudre parce que la relation au temps chez nos enfants est plus modérée que chez nous. Et cela concerne non seulement la foi orthodoxe. Cela se trouve aussi chez les catholiques et les protestants. C’est une tendance dans le monde entier. Dans notre église, le dimanche il se rassemble 120 personnes et deux prêtres. Prenez les catholiques où il y a pour cinq villages un prêtre, qui navigue d’une église à une autre. Dans cette situation générale chez nous [en Belgique] ce n’est pas la situation la plus mauvaise. Nous avons 15 choristes et souvent on voit dans les églises catholiques deux pelés et un tondu.
 
 
En tant que savant, quelle est votre attitude envers la religion ? Est-ce que vous considérez que la science et la religion sont des concepts compatibles ?
 
Je suis ingénieur-mécanicien diplômé de l’Université de Louvain et je me suis occupé de questions liées à l’énergie atomique. Nombreux sont ceux qui considèrent la science comme incompatible avec la foi en Dieu. Je répondrai qu’elles sont compatibles si la foi et la science sont comprises correctement. Si l’on considère l’Ancien Testament littéralement, évidemment on ne peut pas confronter ce qui est écrit dans les premiers chapitres du livre de la Genèse sur la création du monde avec la théorie actuelle de l’évolution. Cela se contredit lorsque l’on lit la Bible comme les fondamentalistes américains. Le phénomène existe aussi en Russie. Mais si l’on comprend la Bible autrement, alors on peut comprendre et dire qu’il n’y a pas de contradiction, mais que ces questions se situent sur des plans absolument différents. Voilà la réponse. Il est clair que cette histoire du peuple hébreu que nous lisons dans la Bible est peu compatible avec ce que nous dit aujourd’hui la science. Si l’on comprend la même Bible, dans laquelle il y a déjà des contradictions internes, d’une autre manière et non littéralement, alors cela change tout. Par exemple, la science ne peut pas démontrer l’existence de Dieu et ne peut pas démontrer non plus que Dieu n’existe pas. Cela est important. Il me semble que toutes ces preuves de l’existence de Dieu que la religion apporte ne me convainquent pas.
 
Parce que l’on peut démontrer le contraire ?
 
Oui et je pense qu’il n’y a pas de contradiction entre une compréhension juste de la religion et la science. En Belgique, l’Université de Louvain comptait parmi ses professeurs un physicien et un philosophe, professeur de mathématiques et d’astrophysique, Georges Lemaître, qui le premier a élaboré la théorie de l’élargissement de l’univers. Maintenant cette théorie a été démontrée de manière expérimentale. Eh bien ce savant était prêtre. Un jour, en 1953, le pape Pie XII a demandé à Lemaître, à propos de cette théorie : ce que vous avez élaboré, peut-on comprendre que c’est une preuve que le monde a été créé par Dieu ? Et le professeur Lemaître a répondu au pape : Non, n’interprétez pas. Ce sont de dimensions différentes. Et c’est une chose qu’il a écrite dans les notes qu’il a laissées. Nous n’allons pas faire une caricature du christianisme a-t-il dit, nous n’allons pas avoir peur du nombre 666 qui, soit dit en passant, existe réellement dans l’Apocalypse.
 
Et qu’est-ce qui se fait à l’église Saint-Job pour l’instruction religieuse ?

Pour élever le niveau des connaissances et de la compréhension en matière de théologie, nous avons à l’église entre 15 et 20 personnes qui viennent écouter des leçons de niveau universitaire sur l’Évangile. Cette année nous avons invité à nous parler un professeur de l’université de Louvain qui a parlé de la compréhension de la personnalité dans l’Évangile, et un prêtre orthodoxe, docteur en théologie, parmi les professeurs de l’Université de Louvain. Nous faisons cela en français. Nos auditeurs sont des paroissiens de notre église ainsi que quelques catholiques. Et bien sûr, l’école paroissiale du dimanche, organisée par Matouchka Maria, la femme du père Léonide.
 
Pourquoi les cours de ce genre sont-ils organisés uniquement pour ceux qui parlent français et ont un certain niveau d’instruction ? Comment les gens simples doivent-ils faire ? Car vous êtes une personne instruite et vous pouvez regarder au fond des choses, lire entre les lignes, et voir les choses d’une manière totalement autre. Mais pour les gens simples, la main est une main, ils ne réfléchissent pas à son fonctionnement ni à la manière dont cette partie du corps est liée au cerveau. Comment une personne simple doit-elle comprendre la Bible et la confronter avec les réalisations actuelles de la science et de la technique et la réalité d’aujourd’hui ?
 
Chacun doit travailler dans son domaine. Comme dit l’apôtre Paul, il y a une place pour les prophètes et il y en a une pour les enseignants. L’Église est le corps du Christ, et aussi, comme dans le corps, il y a des mains et des pieds et c’est un corps unique, mais la tête en est le Christ. On voudrait que ce soit pour tous. Mais il doit y avoir une demande. Pour l’instant il y a une demande pour des cours de niveau universitaire en théologie en langue française.
 
Pour autant que je sache, vous préparez une thèse en théologie. De quoi parle-t-elle ?
 
Son sujet, c’est la descente du Christ aux enfers après la mort et avant la résurrection. À la fin de la semaine de la Passion, il s’agit précisément de cela : le Christ est descendu aux enfers où Il a libéré Adam et tous ceux qui étaient aux enfers, Il a vaincu l’enfer et le démon. En outre, l’icône canonique de Pâques, ce n’est pas le Christ qui sort du tombeau inondé de lumière, mais le Christ aux enfers qui donne la main à Adam et Ève, en les tirant hors de l’enfer. Cela est très proche de la pensée orthodoxe et beaucoup moins de la pensée catholique. Mais rien n’est écrit là-dessus dans le Nouveau Testament. Certains théologiens considèrent que cela est dit en paraboles ou par allusions. Dans ma thèse, j’essaie d’examiner les témoignages des écrivains du deuxième et du troisième siècle. Et nous voyons que cet enseignement est très ancien. Dans ma thèse, j’examine cette question et je tâche de montrer comment il faut comprendre cet enseignement dans le contexte de l’époque actuelle.

Interview : Tatiana Andrievskaya.